poeme video 1 nam la
poeme video 1 nam la
Jean-François Paillard
six poèmes vidéo
1/6
Nam La
(14:05)
réalisation Jean-François Paillard
avec la participation du comédien Jean-Marc Hérouin
(En réponse l’appel à concours international de poésie-média N°2 lancé par la Biennale Internationale des poètes en Val de Marne (BIPVAL) voici un choix de six poèmes-vidéo écrits et tournés au cours des cinq dernières années...)
lundi 28 décembre 2009
NAM LA
« On remontait le cours d'un des innombrables bras de la Nam La, une rivière crasseuse qui à la décrue dépose son limon dans la vallée de l'Euphrate. L'eau nous arrivait à mi-cuisses et nos chaussures s'enfonçaient dans la vase jusqu'à la tige. Courbés sous notre barda trop lourd, nous nous efforcions de nous concentrer sur l'effort qu'il nous fallait effectuer à chaque pas pour avancer dans la boue...
» Peur ? Avait-on peur ? À vrai dire, je n'en sais fichtrement rien. Difficile de trouver un mot qui rende vraiment compte de l'état physique et mental dans lequel nous nous trouvions à ce moment-là. Disons que la plupart du temps, on était entre deux eaux. À la fois somnambules et hyper lucides. Chasseurs et bêtes traquées. On marchait pendant des heures. Sans parler. Le dos courbé. La langue pendante. De vraies bêtes de somme. Bœufs sous le joug. Ânes bâtés. Chevaux de labour ou chiens de traîne. Un deux, un deux. Un pied devant l'autre. Pendant des heures. Un deux. Un deux. En silence. Un deux. Un deux. Et que je te remets un paturon devant l'autre. Et que je te ploie sous le sac, le gilet pare-balles, les cartouchières, le Paral’ M1999, les grenades à main M76, les mines antipersonnel à effet dirigé, les Lasercut™, les fumigènes pour se faire repérer par les hélicos du retour, sans oublier les chargeurs de toutes tailles, le casque, la radio parfois. Les vivres. Nos poches de treillis bourrées à ras bord de conneries indispensables. Les rations supplémentaires. Les pêches au sirop. La petite flasque qui va bien. Le pinard. Les pansements. Les pilules pour le bide. Les clopes et les alloufes. La flotte. Surtout la flotte. Ce que ça pèse, la flotte. Se traîner ensuite les gourdes vides qui font blonk blonk. En tout trente kilos de matos. Parfois plus. Un deux. Un deux. À pester contre le monde entier, les moustiques, l'humidité, la soif, l'envie de pisser. Un pied devant l'autre…
» La nuit, lorsqu'on bivouaquait en pleine forêt, et qu’on arrivait, à coup de doses massives de LSV 31 à s’endormir, on faisait de ces cauchemars. Épais. Des rêves moites. Pour moi, c'était toujours pareil. Toujours le même scénario : ça commençait par un craquement obscène, régulier, lancinant, le craquement du bambou embrasé, le craquement de l'allumette contre un grattoir, le craquement de la branche que l'on casse en deux et que l'on coince à la hâte dans la cloison végétale alors que les ordres fusent, les appels se croisent, les fougères que l'on foule cinglent les cuisses et vingt bras, cent bras cousent en cadence la jungle. Leurs mains se blessent aux buissons. Leurs poings durs brandissent des machettes dont les reflets fauves strient la forêt. Le cœur des troncs éclate. Les têtes, au vrombissement lointain des hélicoptères, se lèvent. Au signal d'un des leurs, les combattants invisibles empoignent leurs armes et, pareils à une procession de fourmis, s'enfoncent dans les excavations du sol tandis que le bruit sourd des rotors approche.
» Là-bas, au-dessus la colline, au ras de son épaisse couverture dont les vertes sommités ondulent, tournoient les souples élytres des machines volantes. Elles portent dans leurs ventres ronds des rats, des chiens de traîne, des chevaux de labours, des loups, des bœufs sous le joug armés, casqués, qui se triturent les naseaux en pensant à papa, à maman, à une sœur, une fille, à rien, au chef de section qui est en bout de carlingue et qui tire goulûment sur sa clope en jetant un œil inquiet au-dehors.
» Une à une, suivant les règles d'un ballet immuable, les machines volantes s'inclinent et prennent la direction de la clairière. Et, tandis que les hélicoptères s'inclinent, des rats, des chiens de traîne, des chevaux de labours, des loups, des bœufs sous le joug s'accrochent instinctivement à leurs brêlages. La peur, pour certains d'entre eux, leur remonte en bouche. Mais est-ce la peur ? est-ce un rêve de peur ? Un rêve cotonneux, ahuri, largué, fait, déjà mort.
» Les doigts des mitrailleurs de porte affleurent la détente. En bas, au fracas des tuyères, le cœur des combattants invisibles s'arrête de battre. Soudain le ciel semble se déchirer et l'ombre sauvage d'un jet apparaît. Larguant sa charge de bombes, l'avion remonte en hurlant dans les cieux. Et lorsque tout explose, le public applaudit à tout rompre.
» Toi t’es déjà en bas : Go ! Go ! Go ! Tu t'élances à découvert, tu te plaques au sol, puis tu te relèves, tu t'élances, tu te plaques au sol. Debout, couché. Debout, couché. TA TA TA TA TA TA TA TA. Les faisceaux te sifflent aux oreilles. ZIP-ZIP-ZIP-ZIP. Le hurlement des moteurs te vrille la tête. ROAARH RAOOARH. Atteindre le couvert des arbres. Misérable ! Mort ? Pas mort ? La roue de la fortune tournoie devant tes yeux écarquillés. La fumée âcre entre dans tes narines. Tu localises les feux de départ des armes ennemies. Tu ne localises rien du tout en fait. Tu tires dans le vide. Tu tires au hasard. Tu tires.
» Et puis tout à coup, tu vois la main qui s'anime, la main qui s'ouvre lentement, la main qui éclôt comme une fleur. Atteindre les arbres. Tes camarades ont déjà plongé dans la jungle. Tu entends une voix qui coasse. Tu entends distinctement une voix qui coasse. Et puis cette main. Cette main qui plonge dans un bol, un bol de gâteaux, de cacahuètes, de maïs soufflé, que sais-je ? Sur l'écran de télé, quelqu'un pousse un gloussement approbateur et tout le monde applaudit et tu vois le présentateur qui glisse son micro sous le coude et applaudit en souriant de toutes ses dents et tu entends distinctement la voix du mitrailleur de porte qui te gueule dans les oreilles GO ! J'ai dit GO connard ! Toi t’entends rien. Tu vois rien. Si, tu vois l'ombre de la main, puis celle du bras, puis de l'épaule, puis du coin de tête, et ton attention est attirée par la télé où le présentateur lance la roue et tu vois que l'enjeu est le super gros lot, une limousine de luxe perchée sur un podium illuminé.
» Le présentateur clopine autour de l'engin en suçant son microphone comme s'il s'agissait d'une glace à la vanille : PUTAIN MAIS TU TE REMUES LE CUL OUI OU MERDE ? Tu cours comme un con droit devant. Tu penses plus aux balles, aux faisceaux laser. Rien, rien ne sort de ta bouche grande ouverte car la roue passe à toute vitesse sur 'enfer' et puis sur 'bonus' et bon dieu tu dois atteindre la lisière des arbres, et ça tire de partout, tu croises les doigts, ta vue se brouille, tu entends le sifflement des obus de mortier, les tirs d'armes automatiques, un tonnerre d'applaudissements, les batteries de 105 qui pilonnent la forêt, tu trébuches, des larmes d'angoisse te montent aux yeux et tu as comme l'impression que deux globes blancs t'observent, deux globes blancs fichés dans un visage dont, percevant de mieux en mieux les traits, tu t'aperçois avec horreur
POK
» quelque chose te rentre dans le bide, tu ouvres la bouche, ta grande bouche de carpe et pas un son n'en sort, alors tout à coup tu sautes en l'air. Avant de retomber en torche vivante, tu perçois distinctement le froissement d'aile d'un gracieux aéroplane. Et quand tout disparaît dans un noir épais secoué de scintillements, tu reprends possession de ton corps halluciné.
» Sacré Bouboule qui ne voulait jamais mourir !
» Après dix jours de délire, je fus comme qui dirait réveillé par l’odeur. C’était une odeur acide de chair en putréfaction, mêlée à celle, plus forte encore, de l’eau de javel, que des bœufs sous le joug vêtus de bures jaunâtres, aux paturons enchaînés, faisaient gicler de leurs serpillières sur le sol immaculé, jusque sous nos lits en fer, en de grands gestes lents et appliqués. Je fus immédiatement soulagé de pouvoir renifler cette pestilence qui me lardait les sinus, et de voir, voir de mes yeux asséchés qui pleuraient des larmes de reconnaissance, cette salle immense, blafarde, carrelée du sol au plafond, où s’entassaient des dizaines de types en lambeaux, chacun emmailloté comme Jésus dans son linceul, chacun enveloppé de bandages crayeux, traversé de sondes, recousu de fils blancs. Recousu, mais vivant. Et puis, après l’odeur, après la vue, vint l’écho. L’écho d’un grouillement sourd qui perça mes tympans. Pas des cris d’animos®. Pas des plaintes intelligibles. Pas même des appels. Mais des râles étranges, des sifflements exsudés directement des poumons, avec au passage un bruit de glotte contrite qui faisait comme un chuintement troué : prrrttt, prrttt… L’écho du long murmure des corps qui luttent en silence. L’écho des vainards, des vernis. L’écho des rescapés.»
(c) Jean-François Paillard 2000.