lachose 5
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la chose / 5 - Vivarium
Par une après-midi de printemps, alors que je me trouvais chassé de mon appartement de vieux célibataire par ma femme de chambre qui entendait y faire le Grand Ménage, je décidai de m'offrir une petite promenade du côté du Jardin Royal des Plantes Médicinales qui fait comme une tâche prune au cœur du poumon noir de la Capitale. Le but de ma promenade ne devait rien au hasard. Un bouquiniste dont j’appréciais le commerce tenait en effet échoppe à proximité du parc.
Le “ Hardi ”, car tel il aimait à se faire appeler, s’était même engagé à me procurer sous trois jours la relation écrite du discours qu'Anton le Pieu avait prononcé, que dis-je, éructé, un mois auparavant, dans un obscur théâtre du centre de la Capitale fermé depuis par arrêt préfectoral. Ce discours, qui avait coûté la liberté et peut-être la vie à son auteur, avait été reproduit clandestinement sous la forme de douze in-octavo numérotés, ronéotés et, folie rare, brochés sur papier vergé.
La perspective de tenir entre mes doigts une édition de ce brûlot subversif bourré d’imprécations salutaires et de mots interdits justifiait pleinement l'entrain avec lequel je marchais vers mon but, le fer de ma canne résonnant joyeusement sur le pavé de la rue. Le temps avait également sa part dans mon humeur badine. La journée était splendide, et gaie ! Un merveilleux jeudi de printemps ! Seules les feuilles des platanes semblaient frissonner, mais c'était sous le vent chaud du sud. Je voyais au passage des mamans qui poussaient des landaus en s'épongeant le front tous les dix pas ; je croisais d'un pas allègre des écoliers en sursis profitant de leur jour de congé pour manger des glaces, se jeter beau droit dans la poussière et faire des trous à leurs fonds de pantalon. Certains poulbots, qui partaient pour la pêche, affectaient une mine sérieuse et concentrée, leurs bambous ondulant sur leurs frêles épaules. D'autres jouaient à la tique ou au pot, suivant les goûts et l'habileté de chacun. J'observai d'un œil amusé ces gosses tirer leurs billes dans le caniveau et je me souvenais qu'enfant, je m'étais fait une réputation de dégommeur de calots. Les filles s’affairaient majoritairement à la corde. Les plus habiles d'entre elles, de savantes figures géométriques tissées autour des cuisses, s'essayaient à l'élastique. Deux ou trois gamines s'amusaient à la marelle : je les voyais lancer leur palet, atteindre le chiffre convoité puis parcourir à cloche pied le chemin marqué à la craie rose sur le macadam. Parfois l'une d'entre elles passait au prix d'un tir maladroit du Paradis à l'Enfer.
J'atteignis bientôt une rue marchande où un individu à la nuque épaisse qui profitait du Grand Soleil pour laver sa voiture provoquait des embouteillages. Non loin de là, sur le même trottoir, indifférents aux coups de Klaxon et à la pluie de poings rageurs assénés en bruits mats sur le volant, trois terrassiers maniaient la truelle. Mais déjà se profilait devant moi l'énorme bâtiment de l'Université. À ses pieds, des étudiants en blouson, pantalons à poches latérales et sacoche en bandoulière y saluaient d'autres étudiants équipés de même manière et leur rendant le même salut. Je m'engageai dans une rue pavée, puis dans une autre et c'est en débouchant sur une large avenue que je vis le portail d'entrée du Jardin Royal des Plantes Médicinales.
Je savais qu'il me fallait à présent prendre sur la droite, puis longer les grilles du parc ainsi que les murs immaculés du Grand Aquarium pour atteindre, au terme d'une marche de dix minutes, la petite place où mon Hardi tenait boutique. Mais je n'étais pas pressé. Il faisait beau. Je me sentais libre comme l'air et de plus en plus disposé à remettre en question le but même de ma promenade.
Pourquoi cette volte face ? Je sens qu’il y a là une explication à donner, une justification à formuler... Je n’en ai point. Tout ce que je puis dire, c’est que je parvenais de moins en moins à me réjouir de l'acquisition prochaine d'un bouquin, fût-il réputé introuvable. Un simple livre doit-il raisonnablement être l'objet d'une telle convoitise ? me demandai-je. Je pressentais que l’ouvrage allait, comme à l’accoutumée, me tomber des mains dès mon excitation passée. Et puis ces écoliers, ces mamans, toutes ces créatures qui s'agitaient avec bonheur autour de moi ne m'avaient-elles pas donné le goût de vivre autre chose qu'un caprice faisandé de vieux collectionneur ?
Une fontaine en pierre jouxtait le portail d'entrée du Jardin. On y avait fait figurer une multitude d'animaux amassés aux pieds d'une lourde femelle qui allaitait un boa. Pour certains de ces êtres, seule la hure avait été représentée. Je m'amusai un moment à essayer de les reconnaître. À propos de l’une d’entre elles, j'hésitai entre le loup et le lion qui, d’ailleurs, ressemblaient plus à de placides ruminants qu'à des féroces. Mais bien vite, poussé par une curiosité enfantine, je passai sous le linteau ouvragé du portail et je pénétrai dans le Jardin.
Sans éprouver une seconde l'impression de me perdre, je marchai parmi les pins de l'Himalaya, je gagnai l'ombre de vastes cèdres du Liban, je me courbai sous les branches fleuries des magnolias. Traversant d’un pas franc plusieurs étendues gazonnées, je sentais avec un étonnement mêlé d’effroi qu’ils me menaient malgré moi quelque part. Où ? Je ne pouvais encore le dire, mais je réalisai qu'en mon esprit, des choses se mettaient en ordre et que toute une machinerie inconsciente me guidait vers un but que j'avais sans doute dû désirer ardemment atteindre, il y avait très longtemps de cela. Une titillation dans le haut de la poitrine accompagné d'un tressaillement des épaules, signes, chez moi d'une excitation extrême, me confortèrent dans ce sentiment.
J'avisai une montagnette. Sans hésiter, je la gravis en tâtant de temps à autre l'endroit de mon cœur. Un belvédère avait été construit en son sommet. J'y fis une halte. Posant le pommeau recourbé de ma canne sur la lisse du garde-corps, je m'occupai un instant à reprendre mon souffle. Un petit vent vint me rafraîchir les tempes. Au loin, la capitale se déployait. J'aperçus des cheminées qui crachotaient un panache de fumée blanche. Mes yeux suivirent le cours paisible du fleuve où circulaient des péniches. Par-delà les toits de la ville et les monuments aux façades éclatantes, des coteaux boisés faisaient comme ligne trouble sous le ciel bleu.
Je quittai le belvédère et, avisant un grand chêne qui le plongeait dans l’ombre, je m'assis sur une de ses fortes racines en m'éventant le visage du coin de la veste. Baissant les yeux sur mes chaussures dont le cuir neuf et dur comme le bois commençait d’endolorir mes pieds, je découvris qu’autour d’eux circulaient des animaux microscopiques de toutes formes et de toutes tailles.
Certains poussaient d'énormes boules blanchâtres. Au bout d'un brin d'herbe qui ployait sous son poids, une créature encaparaçonnée mangeait. Plus haut, dans l'air limpide, tournoyaient des nuées d'oiseaux.
Je décidai, mon souffle retrouvé, de redescendre par l'autre versant de la butte. J'empruntai une ravine étroite en manquant par deux fois de tomber à la renverse. Enfin j'arrivai en bas du chemin. J'y trouvai une cahute en bois qui gardait l'entrée d'un enclos cerné d'ifs. Sur son toit pointu, il y avait un écriteau où était peint le mot MÉNAGERIE. Derrière une manière d’hygiaphone, une ombre bougea et dit :
- C’est trois francs.
Sans hésiter, je payai et j'entrai.
Je longeai une vaste étendue d'herbe protégée par un petit muret. Des êtres à la robe grisâtre y côtoyaient d’autres espèces que je n’arrivais pas à reconnaître. Tout cela faisait beaucoup de bruit dans bien peu d'espace. Derrière la première cage que je croisais, je vis une manière de bouc à barbe, aux grandes cornes courbées sur des reins musculeux. À mon grand étonnement, il frappa du sabot et me fit un signe de corne. J'empruntai résolument la direction qu'il m'indiquait. Mon cœur commença de battre rapidement. Encore quelques cages où se morfondaient des créatures immobiles, peut-être encore vivantes, et je rencontrai un bâtiment assez long mais dépourvu d'étages, flanqué de grandes fenêtres couvertes de buée. D'instinct je m’engageai dans le bâtiment.
L'intérieur était constitué d'une unique et vaste salle où régnait une odeur écœurante. De grosses boîtes vitrées - quelque chose comme des terrariums - avaient été scellées à hauteur d'homme dans chacun des murs d’où suintait une substance blanchâtre, comme celle qu’exsudent parfois les commissures de paupières malades. Il y faisait assurément humide, mais également très sombre car seuls les terrariums étaient éclairés. Le cœur sur le point de rompre, je m'approchai de l'un d'eux qui diffusait un halo verdâtre.
J'y vis une chose velue, à sextuple pattes, évoluer parmi les mousses et les arbrisseaux.
Au-dessous, un récipient contenait un être long, caoutchouteux, à robe grise, lové sur un lit de brindilles.
Il s’agissait sans conteste d’un… Ou plutôt d’une... Je pris conscience avec effroi que tel que j’étais en cet instant, j’étais proprement incapable de nommer cette chose. Je me souvins alors combien dans ma fiévreuse adolescence, j'avais été choqué par la distinction arbitraire que mes maîtres établissaient entre l’homme et l’animal. Prétendant n’y rien comprendre, appelant un chien, un homme, je déclarais à qui voulait bien m’entendre que, puisque nos lignées respectives avaient partagé un ancêtre commun, il s’en fallait de peu que nous fussions tous frères.
Ce refus originel d’accepter l’évidence faisait de nouveau place en moi. Quelque chose comme une dénégation radicale et obtuse s’insinuait dans mes fibres, m’empêchant momentanément de reconnaître cet être singulier qui végétait dans son bocal.
Plus loin, deux créatures de même apparence, roulées en galette, dormaient l'une sur l'autre, silencieuses, figées, économes de leur corps et de leur temps. Seuls de vifs quoique rares coups de langue indiquaient qu'elles étaient sauves.
La pensée fugitive me vint qu'à taille égale, ces êtres à sang-froid avaient besoin pour vivre de cinq fois moins de nourriture que nous. D’où le fait avéré qu’elles passaient beaucoup de temps dans une immobilité presque parfaite, la rompant brièvement pour engloutir une proie passant à leur portée...
Vipère. Le nom fit enfin irruption dans mon esprit. Et c’est vrai qu’au même moment, quelque chose qui ressemblait à une vipère, mais qui, j’en étais à présent convaincu, n’était pas seulement une vipère, se mit à ramper devant moi autour d'une grosse pierre jaune. Son corps brun rouge orné d'une large bande noire laissait derrière lui comme des traces de pneus sur le sable.
Comment et pourquoi avais-je pu m'intéresser jadis aux vipères ? Où et quand avais-je appris qu'elles “ couraient sur leurs côtes ” et que leurs mâchoires pouvaient se déboîter pour leur permettre d'avaler d'énormes proies ?
J'eus un mouvement de recul lorsque la tête de l’animal atteignit la glace derrière laquelle je me tenais. La créature tâta l'air du bout de la langue et, par un mouvement qui fit vibrer les écailles de ses flancs, se tourna lentement vers un des coins du terrarium.
Je vis ce qu’elle regardait : quelque chose d’analogue à une souris blanche, mais qui n’était pas seulement, j’en étais persuadé, une souris blanche. Cette chose vivante - ou cet être ? - se tenait à bonne distance, tremblante, ses yeux noirs balayant le vide. Deux petites traces rouges étaient visibles juste au-dessous de son museau. Son corps dodu, à demi enfoui dans le sable, était parcouru de spasmes si violents que le bout de ses oreilles roses en tremblait.
Et puis l’être-souris tendit le cou, se raidit et s'abattit sur le côté.
L’être-serpent ne bougea pas, se contentant de balayer d'un œil rond et inexpressif les abords du bocal.
Après un long moment d'immobilité totale, il ouvrit sa large bouche pour remettre en place ses mâchoires, agita frénétiquement la langue et s'approcha du cadavre.
Il chercha la tête à tâtons, il la trouva. Alors l’être-souris, par petits à-coups presque insensibles, disparut dans son ventre.
*
L’opération avait duré un bon quart d'heure.
J'avais très vite été captivé par la façon dont le prédateur avait fait gonfler la peau de son cou, jusqu'à ce que ce dernier prît des proportions monstrueuses, tandis que l'armature de sa tête se déboîtait pour mieux avaler sa proie. L’animal avait opéré si lentement, selon une logique si froide et implacable que peu à peu, sans que je m'en fusse rendu compte, le spectacle m'avait absorbé entièrement au point que je finis par oublier complètement qui - et où - j'étais, si bien que lorsque les dernières pattes disparurent dans les tréfonds de la goule du reptile et qu’il s'immobilisa définitivement, je m’aperçus que je n’avais plus ma canne à la main !
Elle reposait là, à mes pieds, de tout son long d’objet mort.
Quelques secondes se passèrent encore avant que je pusse me résoudre à me baisser pour la ramasser.
Lorsque je me relevai, mon front se couvrit de sueur et ma bouche claqua dans le vide. Je fermai les yeux et l’univers grouillant que je vis acheva de me mettre l’estomac au bord des lèvres.
Pris de panique, je serrai compulsivement ma canne contre ma poitrine et je me dirigeai en hâte vers la sortie du vivarium.
Dehors, je fus bousculé par une bande de gosses écumant d’une joie étrange. Cela eut au moins le mérite de me réveiller tout à fait. Je m’aperçus que les yeux hostiles des promeneurs se braquaient sur moi. Une sorte de chien à face de requin heurta mes jambes et poussa un jappement terrible. La bouche tordue par un rictus épouvantable, son maître m'invectiva aussitôt, me traitant de “ sale tortionnaire ” pour avoir soi-disant marché sur la patte du chien. Et puis d’une chose pire encore, que je ne répéterai pas ici, parce qu’hébété, je ne répondais rien.
Il faut dire que j’étais encore sous le choc de ma vision. Mes oreilles se mirent à vriller. Trébuchant sur le pavé du chemin, je me rattrapai au sac d'une dame qui se retourna promptement. La figure décomposée par la haine, elle fit le geste impossible de me décocher une ruade.
Alors je me mis à courir comme un fou, avec une seule idée en tête : retourner au plus vite chez moi.
*
Ma femme de chambre me trouva une bien triste mine : “ vous êtes drôlement pâle, Monsieur, pour avoir couru la ville par cette journée splendide ”, me dit-elle d'un air navré. Sans prendre le temps de lui répondre, je montai dans ma chambre et j’inspectai longuement mon visage dans le miroir ovale accroché au-dessus du lavabo. J'étais pâle en effet. Pâle et curieusement ballonné, comme si une vie intérieure s’était mise à éclore en bouillons aqueux quelque part dans mes intérieurs. Inquiet, je palpai l’endroit de mon intestin, de mon estomac, de mes côtes : ce n'était pas une douleur à proprement parler, plutôt une grosseur, une flatulence qui me ceinturait le ventre, m’oppressait la poitrine et remontait en flux de gaz acides par ma bouche.
Haletant, je m'effondrai dans le fauteuil de mon bureau. Je saisis un crayon et je me mis à le mâchonner en fixant, sans vraiment les voir, les livres rangés sur les rayons de ma bibliothèque. J’eus tôt fait, sans que j'en prisse vraiment conscience, de sombrer dans une torpeur irrépressible.
*
Que je fusse tiré de mes songes par le bruit d'un corps en reptation ne m'étonna pas plus que cela. Les pavillons de mes oreilles, dont je sentais qu'ils étaient littéralement dressés sur ma tête, captèrent distinctement un bruissement d'écailles sur les lattes de mon parquet ciré. Poussé par un réflexe spontané dont je sus dans l’instant qu’il ne m’était pas habituel, je reniflai l'air. Mon nez perçut un nombre incalculable d'odeurs parmi lesquelles plus proche, plus entêtante, une fragrance de cuir et de poivre que je reconnus malgré moi comme l’incontestable signature olfactive d’un … D’une ?
Je pensai une fraction de secondes me pincer la peau pour vérifier si j'étais l'objet d'une hallucination, mais je vis avec effarement qu'en lieu et place de mes mains, j'avais de longues pattes maigres aux doigts roses et grêles, et qu’il m'était de ce fait impossible de presser la peau de mon corps, qui –horreur !- était affublé d'une épaisse fourrure blanche.
Sous le coup d'une angoisse indescriptible, je relevai la tête et me trouvai nez à nez avec la gueule béante d'un serpent de taille gigantesque. Il me sembla que le reptile s'était introduit dans mon bureau par un trou situé juste au-dessus du lavabo, un trou ovale dont la circonférence correspondait tout juste à celle du corps que j'avais en face de moi. Lorsque je vis que les deux crochets de sa bouche étaient redressés pour mordre, il était trop tard : ceux-ci s'étaient bel et bien enfoncés dans ma chair et faisaient tressauter ma peau soyeuse.
Ce qui se passa alors en moi m'apparaît difficilement énonçable sans qu’on me prît sur le champ pour un dangereux dément. Comment dire ? Je n'eus pas le temps de souffrir ni même de mourir car déjà un autre sentiment m'envahit, un sentiment de bien être, de plénitude totale, comme si le venin qui m'était entré dans les veines m'avait projeté ailleurs et me faisait, par une opération étrange, découvrir rien moins que le point de vue de mon prédateur.
J'eus en effet l'impression bizarre que ma gorge s'emplissait de mon propre corps ! Oui, entendez bien, de mon corps de souris, un corps de belle taille, cotonneux et doux au palais, un corps assurément fort tendre qui m'encombrait bel et bien la bouche et qu'il me fallait ingurgiter sur le champ sous peine de mourir d'étouffement !
Bien que je fusse saisi d'une faim aussi soudaine qu'incoercible, je dois dire que je fus quelque peu étonné et pour tout dire agréablement surpris par l’effet sur mes sens de cette curieuse tâche que je devais instamment remplir et qui était de me remplir à peu près complètement, sans préparation aucune ; de me farcir, en quelque sorte, me goberger jusqu’à la lie de cet organisme agité de soubresauts, le mien, vous dis-je, comme si la nature m’intimait de me dédoubler en deux corps à la fois distincts et symbiotiques, contenant et contenu, victime et bourreau, proie et prédateur.
J’avoue sans honte que je jouis longtemps à avaler entièrement l'animal que j’étais devenu. D’une jouissance toxicomaniaque.
*
Après une bonne heure d’ingestion, mes petites pattes disparurent dans les tréfonds de ma bouche, et je fus de nouveau pris de la même torpeur écrasante qui m'avait envahie tantôt.
Avisant une grande tâche de soleil près de la fenêtre, je me levai péniblement du bureau et fis quelques mouvements mal assurés dans sa direction.
C'est en rampant que j'atteignis le carré de lumière.
Je sentis avec un intense plaisir les doux rayons me réchauffer le dos et les flancs.
Ramenant les méandres de ma queue tout autour de ma tête, j’entrepris alors de me digérer paisiblement.
*
Je dus rester de longues heures dans cette position car j'étais encore allongé au sol quand ma femme de chambre apparut, le plateau-repas du soir dans les mains. Sans doute crut-elle que j’avais perdu mes esprits, car elle lâcha le plateau qui se brisa sur le sol dans un grand fracas. Se jetant sur moi, elle m’administra une sonore paire de claques. Dans un brouillard, je vis le bout de son nez humide qui luisait sur un visage baigné de larmes. Je voulus parler, mais pas un son ne sortit de ma bouche. Je voulus bouger la main, je voulus attraper ma canne, me lever, épousseter le bas de mon pantalon, je voulus dire : rien, rien, ce n'est rien. Je voulus parler d’un quiproquo, d'un malaise passager, d’une bonne plaisanterie, de la pluie et du beau temps, je voulus feindre de découvrir le verre brisé, je voulus m’effarer de l’assiette au contenu répandu sur le sol, je voulus jouer la colère subite puis le pardon magnanime, je voulus simuler ensuite un soif passagère, accepter la tasse de tisane qu'elle ne manquerait pas de me proposer, puis, pourquoi pas manger une ou deux madeleines, lire une brochure, un livre, le journal pour oublier, OUBLIER.
Mais j'étais cloué au sol, les yeux bêtement écarquillés, incapable d'effectuer le moindre geste ou d'émettre le moindre son !
Croyant sans doute que je me détournais de la vie, ma femme de chambre poussa un grand cri et embrassa ce qui me tenait lieu de mains.
Je parvins alors à tressaillir. Elle leva la tête, bouche tremblante, puis elle fit courir ses anneaux sur ma peau, osant des incursions téméraires dans des endroits terriblement personnels et, peu à peu, tandis qu’elle m’encerclait totalement, elle parvint à m’imposer une étreinte vigoureuse qui, croyez-moi, eût paru parfaitement déplacée dans l’état normal de nos relations.
Inutile, à ce stade, de vous faire un dessin.
Mais que faites-vous ? Voulais-je hurler. NE VOYEZ-VOUS PAS, BEL ENFANT, QUE JE NE SUIS QU’UN VIEILLARD !
La femme serpent déboutonna paisiblement ma chemise. Ses yeux étrangement vitreux se posèrent sur la partie la plus intime de mon anatomie, que ses écailles un peu moites vinrent presser en rythme, cependant que ce qui restait d’humain de ma femme de chambre sifflait d'une voix étranglée :
- Il est vivant, doux Jossssseph, il est vivant…
Littéralement hors de moi, je voulus dans un effort désespéré la congédier sur-le-champ, lorsque l'armature de sa tête se déboîta, sans doute pour mieux m’
Bien. La suite, vous la devinez sûrement. Elle est, du reste, atrocement banale, bien qu’inconcevable au plus grand nombre. Car sur le sujet scabreux de la gérontophilie, tout comme sur celui de la frontière que l’on s’entête à trouver intangible entre l’homme et l’animal, le tabou reste entier.
Jusqu’à quand, dites-moi ? Jusqu’à quand ?
Texte JFP. Copyright © 2002 www.territoire3.org
mardi 21 avril 2009