plan masse

 

Imaginez...Imaginez des galeries à plafond bas. Imaginez un vaste labyrinthe qui débouche sur des pièces vides. Des pièces aveugles. Des pièces équipées de conduites d’évacuation au sol.  Et dans ces galeries, imaginez des hommes et des femmes qui sont aussi des salariés responsables. Vous et moi, par exemple. Vous a qui je réitère ma question : avez-vous jamais été là-bas ? Pardon ? Mais derrière l'écran pardi ! L’écran et son cortège d’images.... Les formäten, comme on dit ici. Un flux de féroces, de natures ou d’effigies souvent belles, bien cadrées, soigneusement choisies pour la tranquille épouvante qu’elles suscitent en nous… Et si ces images semblent parfois mal fichues, sur ou sous-exposées, tremblantes ; si par exemple elles semblent avoir été prises à ces heures incertaines où le polluant électromagnétique des villes se mêle à la bruine du jour naissant pour habiller le monde d'un prurit jaunâtre, ne vous donnent-elles pas, ces images, l’impression d'avoir été volontairement tournées ainsi ? Des images assurément aussi travaillées, tenez, que l'est le flux vocal du présentateur… L’Homogénéisateur, comme on l’appelle ici. L’homme ou la femme-tronc que caractérise cette maîtrise appuyée de la respiration basse, du débit, du timbre, de la modulation et de l'articulation. L’homme ou la femme en col franc, aux pans de la veste ou de la jupe tendus, l’homme ou la femme à la tenue de bas ou de chaussette impeccable. Alors imaginez. Imaginez-vous. Imaginez-vous dans ces galeries à plafond bas. Imaginez ce vaste labyrinthe qui débouche sur des pièces vides. Des pièces aveugles. Des pièces équipées de conduites d’évacuation au sol. Et dans ces galeries, imaginez-vous tel que je vous vois. Bien préparé, arrangé, poudré, livré par les kosmetische crews au regard du téléspectateur en rut. Et soudain, soudain il y a ce fait indéniable que si vous paraissez mal coiffé, un peu ébouriffé, par exemple, sur le côté du crâne, vous donnerez immédiatement l'impression que vous avez a été volontairement coiffé ainsi… Mais déjà les spotlights s’allument et tout à coup vous réalisez qu'il se pratique en ce lieu l’art de lire un texte en donnant l'impression de ne pas le lire… Vous réalisez que le texte – le « contenu » comme l’appelle la jeune femme qui vient de vous le glisser sous le nez – a été entièrement conçu par d’autres. Sous contrainte d'efficacité. Sous contrainte d'exiguïté. À sa lecture, vous découvrez une langue nette, brillante, carrée, intelligente. Synthétique. Parfaitement artificielle : résultat de l’œuvre collective et anonyme d’un nombre incalculable d’employés à la réécriture  bientôt remplacés par de performants programmes d’écriture automatique - tous, hommes et outils confondus, ayant acquis un indéniable savoir-faire dans le domaine de l'expression du faux-vrai. De sorte que l'on ne sait plus très bien d'où, ni qui, ni de quoi on parle, ni quand le flux du discours programmé télématiquement se tarira, le projet, l'axe programmatique, l'intention, l’objectif – the goal – le plan masse – das massen plan - étant qu’il ne s’épuise jamais grâce à la mise en œuvre de stratégies néologistiques, euphémistiques, cumulatives ou amalgamiques visant à multiplier sciemment les fausses-routes, à creuser des tunnels superflus, à bâtir des murs inutiles et à élever des promontoires n’offrant à la vue que des lieux clos, toujours cernés, jamais abolis. Le tout formant un vaste labyrinthe, un vaste labyrinthe de galeries débouchant sur des pièces vides. Des pièces aveugles. Des pièces équipées de conduites d’évacuation au sol. Et dans ces galeries, imaginez des hommes et des femmes qui sont aussi des salariés responsables. Vous et moi, par exemple. Vous a qui je réitère ma question : avez-vous jamais été là-bas ? Pardon ? Mais derrière l'écran pardi !  Les Irgoutz, les Kabitz, les Schleums, eux y sont allés. Ils y sont allés souvent. En bottillon double semelle crêpe. Régulièrement, même. Derrière le massif aux thuyas. Allée KH. Accès vingt-sept. Quotidiennement, même. Bâtiment trois. Étages huit à douze. Couloirs A B, C et E. Hangar P3. Juste à côté de la briqueterie. Pas loin du dépôt à linéaires. Les Touls et les Dayak aussi y sont allés. Cinq heures douze heures. Herbes folles. Planche cloutée. De l’autre côté du rond-point. Une odeur de merde. Des boîtes de bière vide. Comme du jus noir qui sortait du PVC. Juste en face du centre commercial. Déplacez-moi ce plot. Sur le parking à véhicules lourds. Dans la soute aux bagages. Je veux que tout soit près pour demain, pigé ? Burins, peau de chamois. De la boue jusqu’au mollet. Cordeaux et chevillettes. Leurs mains sèches. Leurs yeux cernés. Vous m’avez compris ? Sous l’autopont. Des pantalons troués. Certains en shorts. Leurs spatules crantées. Leurs raclettes, leurs pierres à adoucir. Leurs grilles abrasives. Pas après-demain : demain j’ai dit. Derrière le Bricorama. Derrière le Castotruc. Bris dur. Arête coupante. Doigt coupé net. Larme de sang. Et sans faute, hein ? Le patron avec une tronche de brosse à dents-de-chien. Pardon, chef, j’avais pas vu, chef. Le patron avec une gueule de fromage de tête : faudra d’ailleurs songer à me refaire les vitres à fond, pigé ? Pigé patron avec tes souliers vernis. Et cette fois-ci, je veux une moquette impeccable. Verstand ? Verstand patron, avec ta chemise repassée. Montrant le tas de balais : et pas comme la dernière fois, compris ? Compris, patron avec ta BMW seize soupapes. Puis, montrant les marteaux de solier : en quelle langue faut-il vous le seriner ? Montrant les tendeurs, les équerres, sa gourmette scintillant à son poignet : vous vous dé-mer-dez. Son doigt récuré montrant les trépans, les cales à poncer : appelez-moi le contremaître. Son doigt montrant les niveaux à bulle : appelez-moi le quartier-maître. Son doigt manucuré montrant sa cravate à chevron : c’est qui qui commande, ici ? Montrant les chaises d’implantation : c’est qui qui parle, ici ? Montrant les matelas au sol : vous coucherez sur place, c’est bien noté ? Les outils à joints : c’est compris, bande de tire-au-cul ? Les massettes : bande de gonzesses? Les sacs de ciment : j’ai dit net-to-yé. Montrant les cadenas : bandes de macaques. Les sacs-poubelle cent litres : bande de pédés ! Pardon ? Vous doutez ? Cales à poncer. Vous doutez de n’y jamais aller ? Leviers. Papiers abrasifs. Saviez-vous qu’il y a déjà eu des cas avérés de spécialistes de la publicité par l'objet proprement disqualifiés. Ciseaux à bois. De chefs de publicité défaillants. De créatifs ne répondant plus aux exigences des process sheet. Badge, carte magnétique. D'anciens élèves d'Ecoles de commerce retrouvés morts, à genoux sur la moquette, un embout d’aspirateur dans une main, l’autre égarée sous un tapis ? Cordon d’identification. Dûment trahis par les nouvelles exigences de qualité ISO 9100. Caméra de surveillance. Sans parler des footballeurs internationaux ni des responsables import export cramponnés à leurs privilèges VIP et pourtant mis un beau jour en carton, avec leurs ballons cousus par des enfants de six ans et leurs bois de teck arraché à la forêt équatoriale ? Encartonnés comme les autres. Comme tous les autres. Les entoilés. Les encadrés. Les patrons de business units touchés en pleine RTT par les maladies vectorielles. Leurs chemisettes repassées, leurs organizers, leurs montres plaquées or, leurs gobelets en plastique devenus purement et simplement inutiles. Certains prétendent se protéger en investissant dans l’immobilier. D’autres ne sortent plus de leur bureau, croyant dur comme fer qu’ils échapperont ainsi à l’effet de clôture. Erreur ! Ils y succomberont plus sûrement !  ECOUTEZ-MOI. Cela vous donne une responsabilité. Ne fuyez pas. Une responsabilité morale. Entendez-moi. Une responsabilité à l’égard des Irgoutz, des Kabitz, des Schleums. Une responsabilité à l’égard des Dayaks. Arrêtez de vous gratter. Une responsabilité à l’égard des Touls. De vous curer le nez. Une responsabilité à l’égard des Bultans, aussi. Ne laissez pas le Conseil s'en occuper seul. Il faut passer derrière l’écran, vous dis-je. Il faut surmonter cet effet d’orage. Les Carcites avec la faim dans leurs yeux jaunes. Surmonter cet effet de voix céleste. Les Cajax et les Bayabées, bien sûr. Une responsabilité à l’égard des vôtres. Ceux-là sortant rarement de leur état de musulman. Et quand vous reviendrez. Quand vous reviendrez, vous dis-je. Dites-leur qu'aujourd'hui, ce monde est le vôtre. Dites-leur qu’aujourd'hui, ce monde est votre monde. Dites-leur qu'AUJOURD’HUI  Jean-François  Paillard  - 2005                                                                                                                                    

                                                                                                                       


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