la vie rêvée

 


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Vivre… Vivre la…. Vivre la vie rêvée. Vivre la vie rêvée.


Vivre une vie d'exception dans une résidence d'exception. Vivre dans un appartement de prestige prolongé par une immense terrasse. Vivre dans un espace magistralement conçu par des architectes de talent pour des maîtres d'ouvrage inspirés et exigeants. Vivre dans un lieu entièrement aménagé et clôturé.

Vivre en appréciant le calme de la campagne et la proximité immédiate d’un cinéma multiplexe, de cinq restaurants à thème, de deux parcs de loisirs, d’un centre de remise en forme et d’une zone d’activité équipée de deux bornes d’appel Taxi.

Vivre à deux pas d’un centre historique piétonnisé où tous les samedis, on trouve sur le marché de la noix de jambon et du boudin breton à l’ancienne.

Vivre à deux pas du centre commercial Les Trois Bornes où l’on propose de très très belles montres à prix soldés à l'espace Art du Sport jusqu’à 19 h 30.

Vivre un monde qui respecte les dispositions d’un cahier des charges garantissant des produits sains, aux saveurs authentiques, issus d’un environnement respecté.

Vivre un monde où Disney Channel lance les Grands Prix de l’imagination.

Vivre une vie où le hall d’entrée de sa résidence est réalisé par des décorateurs qui sont aussi des artistes.

Vivre une vie où les artistes sont parrainés par Microsoft, Absolut Vodka et Cartier.

Vivre une vie intérieure personnalisable et personnalisée.

Vivre pleinement l’interphonie, la vidéophonie, la téléphonie et le sèche serviette.

Vivre une vie où l’on peut essayer avant son voisin la nouvelle Travan 3 litres WBC à conduite assistée et climatisation régulée.

Vivre en décorant son intérieur de bougeoirs tulipe et de plantes en pot dieffenbachia, areca ou schefflera.

Vivre en honorant son poignet d’une très très belle montre-réveil à prix soldé soldés à l'espace Art du Sport du magasin Les Trois Bornes jusqu’à 19 h 30.

Vivre en amoureux de l’harmonie, de l’équilibre et des boissons riches en acides gras polyinsaturés.

Vivre une vie pleine d’idées outillage, d’idées rangement et de livres remarquables à lire demain.

Vivre une vie passionnante où les jours s’empilent avec goût sous la table basse du salon.

Vivre une vie trépidante où l’on est réveillé chaque matin par sa très très belle montre-réveil payée 30 % moins cher un samedi à 15h30 à l’espace Art du sport du magasin Les Trois Bornes. Vivre une vie ébouriffante où l’on se réveille à


bip bip bip bip bip bip bip


7 heures du matin comme tous les matins depuis – depuis combien de temps déjà ?


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Se réveiller chaque matin avec une idée cadeau en tête. Se réveiller avec une idée bonus en tête. Se réveiller avec une idée coucou Suisse en tête et glisser hors du lit Hyperfloat - un waterbed trop mou acheté dans un moment d'égarement un samedi matin à l'espace Art de la Maison du centre commercial Les Trois Bornes.

Se réveiller avec une idée luminaire en tête et se laver à la hâte. Se réveiller avec une idée pack Noël en tête et s'habiller en vitesse. Se réveiller avec une idée week-end torride en tête-à-tête et prendre son petit-déjeuner seul, en zappant devant la télé.

La télé avec écran superplat 140 cm qui dit : “ … Au chapitre de l'actualité ce matin... ” ; la télé avec Internet haut débit intégré qui dit : “… Le haricot rouge est un légume sympathique… ” ; la télé avec ampli-tuner dolby surround subwoofer DVD prologic qui dit : “ … C'est une des raisons pour lesquelles les pèse-personnes de nouvelle génération… ” ; la télé avec arrêt programmable et verrouillage enfant qui –


Mais très vite éteindre la télévision et se dire : " à la bourre ce matin, où est mon foutu porte-cartes ? »


Penser à une idée week-end minceur pour sa femme et retourner en jurant dans la chambre. Penser à une idée de haricot au vin blanc vu à la télé et ramper à côté de son lit Hyperfloat - un waterbed trop mou où l'autre corps dort encore. Penser à Élodie, 25 ans, très coquine mais aussi très câline vue sur Internet et toucher du bout des doigts son manteau-redingote en tissu Spot.

Se calmer avec une idée d'exploit sportif largement commenté par les médias mais mettre un temps fou à trouver le porte-cartes dans la doublure Scratch. Se calmer avec une idée d'émission télé à la fois citoyenne et décontractée, mais écarquiller les yeux et se dire : “ à la bourre ce matin, où est passée ma sacrée télécommande ?


Se réveiller tout à fait en s’administrant une claque sur le front, et retourner sans bruit au salon avec la certitude de divorcer un jour.

Se pencher sur la table basse en Zitoplass opaque avec une idée de meurtre en tête et ramasser la télécommande oubliée la veille au soir.

Gagner l'entrée à grands pas avec l’idée de rester zen et constater à sa petite lumière rouge que l’identifieur qui contrôle les fermetures des portes, des volets roulants, des fenêtres, du vide-ordure, du broyeur et de la cuvette des toilettes est branché.

Regarder l'écran de sa montre avec l'idée d'accroître au maximum son volume musculaire et y lire sept heures trente.

Lever les yeux de sa montre avec l'idée d'avancer masqué dans le monde et se dire “ à la bourre, ce matin ”.

Passer sa main dans les cheveux avec l’idée d’être célèbre dans trois mois et hésiter.

Se frotter la figure avec l’idée de partir au bout du monde pour fuir une assommante célébrité et résister.

Regarder de nouveau sa montre en souffrant à l’idée d’être parfaitement anonyme et gagner la salle de bain.


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Apercevoir son visage dans le miroir de la salle de bain.

Éprouver une satisfaction immédiate à reconnaître son visage dans le miroir de la salle de bain.

Approcher son visage du miroir de la salle de bain.

Répéter mentalement " miroir de la salle de bain, miroir de la salle de bain, miroir de la salle de bain " jusqu’à ce que cet énoncé, résistant au sens, ne soit plus que tas de sons in partibus.

Rétracter les lèvres, abaisser les commissures labiales et serrer, serrer les dents à s’en faire péter la mâchoire.

Éprouver une légère excitation euphorique à transgresser la résolution que l’on a prise la veille au soir après avoir appris la mort d’une star connue pour ses excès.

Ouvrir la porte de l'armoire à pharmacie.

Prendre le tube, le décapsuler et faire glisser une – non deux - pilules Betamoc dans la paume de sa main.

Fermer le tube, le replacer sur l’étagère et déposer les pilules sur le bout de sa langue.

S’apercevoir dans la glace.

Rétracter les lèvres en abaissant les commissures labiales et montrer les dents.

Penser à une star célèbre moins belle que soi et ajuster une mèche qui n’existe pas.

Plisser le nez, fermer la bouche, froncer les sourcils et prendre peur à l’idée de ne pas tout à fait se reconnaître. Persister à ne pas tout à fait se reconnaître.


Fermer les yeux.


Attendre sagement que se déclenche le cycle dopamine.

Attendre sagement que se déclenche le cycle sérotonine.

Attendre sagement que se déclenche le cycle norepinephrine.

N’être une fraction de seconde que l’objet d’un jeu trouble entre son hypothalamus et son cortex préfrontal via le noyau accumbens.

N’être ensuite une fraction de secondes qu’un jeu trouble entre son aire tegmentale ventrale et ses sorties motrices.


Et puis concéder un sourire… un sourire légèrement contraint… un sourire légèrement plaqué sur un visage d’ordinaire peu mobile.


Penser à des morceaux prélevés dans le râble et la cuisse marinés dans des épices et de la moutarde avant d’être cuits et sortir de la salle de bain…



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Longer le coin Kitchenette et dire : " drôle d'odeur va falloir encore réparer cette connasse d’alarme technique. "


Verrouiller à double zones les trois blocs serrure de la porte d'entrée de la cage d’habitation de prestige prolongée par une immense terrasse.


Penser à saisir l’opportunité de l’accès Internet à très haut débit et solliciter le bouton d'appel de l’ascenseur.

Penser à une boule de cheveux qui bouche un orifice et consulter sa montre.

Maugréer : " sept heures quarante-sept, jamais je ne serai à l'heure. "


Appuyer sa main contre le mur. Regarder la main. Remarquer la montre attachée au poignet. Remarquer le poignet solidaire du bras. Appuyer deux fois sur le bouton securit de la montre. Éprouver en manipulant la montre un léger soulagement déceptif à la reconnaître enfin. Constater avec inquiétude qu’il n’y a pas de messages.


Noter que l’ascenseur arrive à l'étage et que les portes s’ouvrent.

Trouver un moyen de doubler les ventes à l’international et s'engouffrer dans la cabine.


Apercevoir son visage dans le miroir de l’ascenseur.

Éprouver une inquiétude soudaine à ne pas reconnaître son visage dans le miroir de l'ascenseur.

Décider de décorer son intérieur de bougeoirs tulipe et de plantes en pot dieffenbacchia, areca ou schefflera et ajuster une mèche qui n'existe pas.

Ne pas entendre la musak diffusée par les hauts parleurs dissimulés sous un faux plafond en lamellid bicolore et trouver une idée de mobilier que personne n’a encore jamais vu.

Ne pas entendre le message qui rompt le flot la musak diffusée par les hauts parleurs – un message qui dit :


" je vous le rappelle, je vous le rappelle, ce sont 40 % de remise supplémentaire qui vous sont proposés sur les chaussures et les montres au rez-de-chaussée du magasin Les Trois Bornes. "




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Prendre conscience que l'on est parvenu sain et sauf au rez-de-chaussée de sa résidence. Prendre conscience que le hall est réalisé par des décorateurs qui sont aussi des artistes. Prendre conscience que le hall est équipé de quatre caméras, deux alarmes techniques, un radar et cinq cellules photoélectriques. Prendre conscience que ces dispositifs sont chargés de déceler d’éventuelles anomalies périmétriques et volumétriques et d’alerter le cas échéant un centre de surveillance.


Croiser en chemin un voisin tenant en laisse un dogue Border jaune strié de noir. Prendre conscience que l’on peut attribuer à un individu la qualité de voisin sans savoir précisément où celui-ci habite et qui il est. Prendre conscience que l’on peut attribuer à un individu la qualité de voisin sans savoir exactement ce qu’il cherche à satisfaire en promenant tous les matins un dogue Border jaune strié de noir.


Constater avec un soulagement mêlé d’effroi que ledit Border n’a pas changé son habitude de montrer les dents dès qu’un individu l’approche. Entendre le voisin dire eh oh sage Sultan, sage. Voir le voisin tirer sur la laisse en disant : " hé hé l’est joueur quand même sage Sultan ".

Constater que le chien s'étrangle en bout de laisse cloutée, ses crocs dardant à quelques centimètres des chops latéraux de son pantalon.

Émettre un soupir d’exaspération en gagnant la porte vitrée du hall d’entrée.

Parvenir sain et sauf au-dehors en songeant à compléter sa collection de logiciels multimédia.

S’administrer une claque sur le front en s’exclamant : " merde, j'ai oublié mon connard de Passemulator. "

Pénétrer dans le hall, courir vers l’ascenseur et s'y engouffrer avant que les portes ne se referment.

Se réjouir de cette performance en feignant d’ignorer que le voisin, son chien et les alarmes techniques chargées de détecter certaines anomalies de fonctionnement sont affolés par l’apparition soudaine.

Le chien surtout qui fait RHA RHA RHA.

Les alarmes surtout qui font TIOU TIOU TIOU.

Penser une fraction de seconde à la démarche qualité sur la volaille du centre commercial Les Trois Bornes en voyant surgir deux agents de sécurité chargés de confondre ceux qui ne respectent pas les délais fraîcheurs.

Penser une fraction de secondes à s’étiqueter à l’avenir plus lisiblement en prenant en plein buffet un projectile thermoplastique non létal, tiré en application du chapitre 13-A du règlement intérieur du bâtiment relatif à la neutralisation préventive des individus non identifiés.

Penser à respecter à l’avenir les règles élémentaires d’hygiène et de sécurité en se faisant brutalement plaquer au sol !

Penser à porter à l’avenir des gants de caoutchouc, un badge et un calot en s’efforçant de décliner clairement son identité et en parlant bien en face du détecteur vocal, s’il vous plaît.


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Se retrouver quelques minutes plus tard dans l’habitacle de sa Travan 2 litres WBC à conduite assistée et climatisation régulée sans avoir le moindre souvenir de ce qui vient de se passer.

Fixer le pare-brise en verre trempé, inaltérable et opaque vu de l’extérieur en songeant à acheter une perceuse à percussion.

Brancher le pilote automatique du véhicule en décidant de passer au Tee-shirt ras du cou.

Dire : « 3 rue des Tarterêts, connasse. »

Entendre la boîte vocale du véhicule répondre oké mon chou et cesse de m’appeler connasse.


Émettre un soupir d’exaspération en regardant machinalement par la fenêtre du véhicule.


Penser à essayer dès ce soir la pizza bûche de chèvre surgelée et enregistrer sans y penser un point de vue singulier de l’hyper périphérique urbain :


… sur les dalles du parvis où percent ça et là des grilles de ventilation et des trappes de visite, non loin d’une borne de circulation urbaine en béton acidé et d’un banc d’aide aux personnes fragiles en béton architectonique poli, un chien de race Bergère de France pisse en toute illégalité contre un réverbère postcontraint pris dans l’ombre d’une façade non rectangulaire à parements retardés.


Et, tandis que sur ordre du pilote automatique la Travan démarre et s’éloigne de la résidence d’exception les Provinciades en empruntant le chemin le plus court pour le 3, rue des Tarterêts,


traverser des paysages de parcs et d’étangs agrémentés ou non de pontons, de trajets-promenade et de zones de déjection canine en pensant à essayer dès ce soir la canette fermière prête à cuire ;

traverser des paysages de bâtiments bordés ou non de massifs et protégés ou non de l’espace de circulation par des clôtures et des grilles en pensant à adopter dès demain matin le rasoir WilkinSword à la vitamine E ;

traverser des paysages de maisons équipées ou non d’antenne satellite, ornées ou non de panneaux d’affichage signalant ou non des soldes monstres à cinq cents mètres et dotées ou non de portails en aluminium, en acier galvanisé ou en acier plastifié, eux-mêmes flanqués ou non de plots décorés ou non d’anges et de démons en pensant à changer dès l’année prochaine de sexe ;


… et, peu à peu, par la grâce de l’ordinateur de bord relié à un système de positionnement par satellite croisant des paramètres complexes et mouvants qui se succèdent à trois gigaoctets par seconde, finir ou non par s’endormir, comme un bébé rompu.


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Alors peut-être rêver.


Rêver peut-être d’un monde où, si l’on n’a pas son porte-cartes, on peut toujours prendre rendez-vous à l’Espace Financier de son magasin muni(e) d’un RIB bancaire ou postal et d’une pièce d’identité.


Rêver d’un monde où l’entrée adulte est de 70 euros au lieu de 90 euros et où l’entrée enfant (de 6 à 16 ans) est de 60 euros au lieu de 75 euros.


Rêver d’une vie à l’étanchéité renforcée. Rêver d’une vie à double vitrages 4/16/4, et peut-être même d’une vie à double vitrage haute performance " ZITO PLUS ". Rêver d’un monde où pour toutes ces questions et tous ces problèmes, on peut joindre le service clientèle 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 (0,34 euros la minute).


Rêver jusqu’à l’écœurement de volets en bois tringlés, de barres avec écharpes, de baies coulissantes en aluminium laqué blanc, de volets roulants à lame alucoffre intégrée, de verrous automatiques à commande électrique, de portes d’entrée à bloc-serrure trois points, de barreaudages aux châssis, de doublages polystyrène et plâtre 80+10, de cloisons divisoires isophoniques type placostil de 72 mm avec laine minérale incorporée et parement plâtre, de portes intérieures isoplane, isogil ou post-formées, de carrelage dans toutes les pièces, de plinthes assorties, de faïences murales avec décors, de lavabo porcelaine, de vasque sur meuble, de baignoire habillée, de robinets mélangeurs ou mitigeurs, de chauffe-eau électrique programmable, de prises éclipses sécurité enfants, de convecteurs type radiant dans le séjour, de boiserie et charpente apparentes lasurées ou peinture Glycéro.


Rêver d’un monde simple, un monde transparent.


Rêver d’un monde utile.


Rêver d’un monde où le traitement anti-termite respecte vraiment la réglementation en vigueur.


Rêver d’un monde fait de maxi-chances de gagner au tirage. Rêver d’un monde plein de cadeaux au rayon surgelés, un monde fait de référendums géants à partir de 14 h 30, un monde fait de super promos sur la nouvelle couleur des yeux.


Et pourquoi pas, rêver peut-être un jour d’un monde accordant aux hommes et aux femmes du monde entier une remise supplémentaire sur les très très belles montres proposées en solde au rayon-sport du rez-de-chaussée de leur magasin. Jean-François Paillard - 2002                                             > retour au menu