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questions autour de la discrimination positive



4 éléments sur la France et ses immigrés


Pardonnez d’avance le style télégraphique....

D’abord ce constat : l’immigré de la première génération a toujours été regardé avec méfiance par l’autochtone (ou se considérant comme tel, en général après deux ou trois générations sur le même sol). Lors de son enquête à Mulhouse en 1840, Louis-René Villermé (1782-1863) distingue nettement les ouvriers nés dans le pays, tisserands, imprimeurs, graveurs, du prolétariat composé d’immigrés suisses et allemands travaillant dans les filatures locales : “leurs manières brutales et leurs haillons crasseux contrastent violemment avec les bonnes manières et les habits luxueux du monde ouvrier local…”, écrit-il. A cette époque (1851 pour être exact), sur une population active de 14 millions de personnes, 400 000 sont considérés comme des travailleurs étrangers. Le nombre d’étrangers, travailleurs ou non, s’établit en France autour du million (soit 3 % de la population totale). La plupart sont des frontaliers : Belges dans le Nord, Italiens dans le Sud-Est, Allemands et Suisses à l’Est. 

Première déflagration : après 1914-1918

À partir de 1919, la France accomplit un effort sans précédent d’industrialisation. La production explose. Mécanisée à 4 % en 1913, l’extraction du charbon l’est à 86 % en 1927. Entre 1919 et 1929, Citroën multiplie par quatre le nombre de ses machines-outils. La mécanisation s’accompagne de la mise en place d’une Organisation Scientifique du Travail (OST) mise au point par l’ingénieur américain Taylor au début du XXe siècle. On chronomètre le travail ouvrier. On spécialise et simplifie les tâches. Les ouvriers professionnels (mécaniciens, monteurs, ajusteurs) sont peu à peu submergés par une population nouvelle : celle des OS (ouvriers spécialisés). 
Où cette main d’œuvre interchangeable va-t-elle être recrutée ? Le premier réservoir dans lequel les chefs d’entreprise vont puiser est le monde paysan : les Bretons vont par exemple fournir des dizaines de milliers de bras aux usines de Saint Denis et d’Aubervilliers, et cela jusque dans les années trente. Mais ça n’est pas assez. La guerre de 1914-1918 a saigné à blanc la population des hommes en âge de travailler. Le recours à l’immigration étrangère massive s’impose (même dans le secteur agricole, qui restera jusque dans les années 1930 le premier recruteur de main-d’oeuvre étrangère - voir par exemple l’étude de l’historien Gérard Noiriel dans l’Oise). En 10 ans de 1921 à 1931, plus d’un million d’ouvriers étrangers (deux millions avec les familles) seront introduits en France, pour la plupart des Italiens et des Polonais, mais aussi d’anciens “coloniaux” incorporés dans l'armée (Algériens et Indochinois). Avec ce nouvel afflux, le nombre d’étrangers en France passe de un à trois millions de personnes, soit près de 7 % de la population totale. Les immigrés remplaceront les trois quarts des pertes humaines dues à la guerre, renouvelant presque complètement la population ouvrière entre 1919 et 1930... Voici quelques chiffres (que j’ai glanés chez l’historien de l’immigration Gérard Noiriel) : 6,5 % d’ouvriers immigrés dans les mines en 1906 et... 42 % en 1931 ; 18 % en 1906 dans la métallurgie et... 38 % en 1931. Quel que soit le secteur, plus les emplois sont pénibles, plus les étrangers sont nombreux. Les houillères du Nord vont par exemple recruter des familles entières de mineurs Polonais « importées » de Rhénanie–Westphalie où les patrons allemands les avaient fait venir avant 1914. Les Italiens constituent la quasi-totalité des travailleurs de fond des mines de fer de lorraine ou de travailleurs de l’électro-sidérurgie alpine. Au Creusot, à la fin des années 1920, les étrangers forment 20% des effectifs totaux, appartenant à des nationalités très diverses : Indochinois, Maghrébins, Ukrainiens…

Il faudrait évidemment se pencher sur certains éléments constitutifs d’une histoire identitaire française dont on ne parle quasiment jamais et qui est pourtant partagée par le plus grand nombre d’entre nous (moi par exemple, c’est : grand-père immigré suisse en 1918 et grands-parents maternels immigrés italiens en 1931). Elle passerait par l’image de l’immigré de la première génération, certains invariants qui l’animent (groupés dans des associations cultivant le souvenir des localités d’origine, Bretons, italiens et Polonais envoient leurs salaires aux communautés restées au village dans l’espoir d’un retour au pays), l’histoire de son statut légal, les nationalités représentées, les heurts avec les populations locales, les injustices, la solitude - les ghettos toujours : dans les années 1920 et 1930, beaucoup vivent dans des baraquements, des cantines établis dans des cantonnements éloignés de la ville ou des meublés insalubres (voir ci-dessous le texte sur les immigrés arméniens à Marseille ). Puisque la France n’a pas encore daigné intégrer ce chapitre mémoriel, pourtant essentiel, à sa ‘mythistoire’, il est toujours possible de reconstruire son propre parcours familial. Ces livres et sites vous aideront à le faire (si vous ne l’avez déjà fait) :

Migrations d’Europe du sud
lun siècle d’immigration (doc. PFD)
Construction des nationalités et immigration dans la France contemporaine | Bibliographie intégrale
Xénophobie et racisme en France au xixème siècle guide des sources par Laurent Dornel

> A mes amis arméniens de Marseille : la réalité de l’accueil des Arméniens en France...

Deuxième déflagration : la crise des années 1930

En 1930, la France compte plus de trois millions de travailleurs étrangers. Retardée par une politique des grands travaux décidée par l’Etat, la crise de l’industrie lourde frappe de plein fouet l’économie française à partir de 1931. A cette date, la production d’acier a reculé de 40 % par rapport à 1929, les faillites ont augmenté de 60 %. Le marché intérieur se contracte, l’inflation galope, le chômage s’étend.... Le gouvernement et les industriels français font alors une chose dont on parle peu : ils vont renvoyer “chez eux” des millions de travailleurs immigrés. En étudiant les statistiques de la préfecture de police, l’historien Gérard noiriel estime que dans les départements les plus industrialisés, le refoulement des étrangers atteint jusqu’au tiers du total de la main-d’oeuvre ouvrière ! Ces mesures s’accompagnent de la loi d’août 1932 dite de «protection de la main d’œuvre nationale» dont le apporteur est un certain Edouard Lumat. La Loi prévoit des mesures limitant la proportion de travailleurs étrangers dans une dizaine de branches économiques. (Voir sur ce sujet : Janine Ponty, L’Immigration dans les textes, 1789-2002, Belin, chapitre 5). La plupart des immigrés concernés par ces renvois sont des Italiens et des Polonais. À noter - est-ce un hasard ? - la participation majoritaire des Italiens et polonais dans les grandes grèves de 1936 qui mobiliseront au total deux millions et demi de travailleurs. 

Troisième déflagration : l’après-guerre et “les trente glorieuses”

En 1945, la population étrangère a diminué de moitié par rapport à 1939. Elle est passée de 3 millions à 1,5 million. L’immense majorité des étrangers qui ont pu passer entre les mailles du filet xénophobe pétainiste ont plus de 15 ans d’ancienneté sur le territoire français. 

Dès 1939, plusieurs camps avaient été créés dans le sud de la France pour  «accueillir » les réfugiés espagnols et les Brigades Internationales chassés de Catalogne par les troupes de Franco. Le camp de Gurs, par exemple. Ouvert en avril 1939, c’est l’un des plus grand des camps du Sud de la France, il pouvait recevoir 18500 personnes. Dès 1940, ce seront les « indésirables » du régime de Vichy qui y seront internés : juifs allemands dont de très nombreuses femmes et enfants, réfugiés politiques anti-nazis, etc. Après l’adoption du statut des juifs par Vichy, il deviendra l’une des bases de la déportation des juifs en France. Près d’Aix-en-Provence, le camp des Milles a servi de lieu d’internements de Juifs - dont des enfants - que le régime de Vichy livra aux autorités nazies.
voir aussi :
Lois de Vichy contre les juifs et les étrangers
Les étrangers dans la Résistance - Blois - RVH 2002

La pénurie de main-d’oeuvre dans l’immédiat après-guerre va provoquer le même phénomène qu’en 1918. Il faut des bras pour accompagner la nouvelle poussée de croissance de l’économie française portée à bout de bras par le plan Marshall. Le modèle de la division rationnelle du travail s’est définitivement imposé : les OS représentent sept ouvriers sur dix. Cette fois-ci, les industriels français vont massivement faire venir les travailleurs étrangers des colonies : d’Algérie principalement. Le sociologue Abdelmalek Sayad a magnifiquement décrit les âges de l’immigration algérienne, chaque village déléguant un de ses membres vers la grande usine française afin qu’il apporte de quoi faire survivre le groupe paysan confronté aux mutations de l’agriculture capitaliste. De 1,7 millions en 1954, la population immigrée passe à 4,1 millions en 1975. Ce sont les travailleurs espagnols, portugais et maghrébins qui forment la plus grande partie des nouveaux contingents. Dans les années 1960, c’est surtout l’industrie automobile, fleuron à l’époque du capitalisme d’Etat, qui embauche massivement les étrangers. En 1974, le tiers de l’ensemble de la main d’œuvre de cette branche est constitué d’immigrés. Les trois quarts des ouvriers étrangers sont embauchés comme OS ou manœuvres. 

Après le choc pétrolier de 1973, la crise économique conduit le président Valéry Giscard d’Estaing à encourager le retour des populations immigrées dans leurs pays d’origine. Le 3 mars 1974, le Conseil des ministres décide la suspension de l’immigration. Le 8 décembre 1978, un décret interdira l’admission des familles des étrangers résidant régulièrement sur le territoire, autrement dit le fameux “regroupement familial” institué par le décret du 29 avril 1976. Un célèbre arrêt du Conseil d’État annulera ce texte deux ans plus tard, érigeant en principe constitutionnel le droit à vivre en famille. Entre 1975 et 1990, le nombre des étrangers masculins diminue, celui des femmes étrangères augmente fortement et le nombre d’enfants nés de père ou de mère issus d’une même origine étrangère augmente fortement...

La ghettoïsation

Dans l’entre-deux-guerres, les populations étrangères étaient fortement concentrées dans les zones frontalières (mines du Nord, industries textiles et métallurgiques de l’Est, exploitations agricoles du Sud-Ouest, zones portuaires de Sud-Est...) A partir des années 1950 on leur assigne des lieux de résidence à la périphérie des grands pôles urbains, en particulier l’agglomération parisienne, qui accueille à elle seule 40 % des ouvriers étrangers (alors qu’ils ne dépassent pas 1 % en Bretagne). 

La concentration, dans des zones périphériques nouvellement urbanisées peu à peu reléguées, à mesure que le taux de chômage augmentera en France (ce sont évidemment les cités ghettos d’aujourd’hui) de communautés étrangères pouvant constituer un réservoir de main-d’oeuvre homogène, captif et bon marché pour l’industrie française (dont  “l’intégration” n’était donc aucunement prioritaire aux yeux de l’éducation nationale) fut le résultat étrange d’une conjonction d’intérêts objectifs partagés entre les édiles politiques nationaux et locaux de l’époque (ces derniers raisonnant en terme de vote...), leurs experts-ingénieurs de la DATAR (du haut de leurs jolis plans masse), les grands patrons du capitalisme d’Etat, une nouvelle génération de promoteurs issus la Société centrale d’équipement du territoire (la SCET, filiale du grand argentier de l’Etat la Caisse des dépôts et consignations) et une poignée de jeunes architectes avides de reconnaissance, dominés par une pensée idéologique égalitariste, mais qui, dans les faits, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, les amena à concevoir des ensembles urbains concentrationnaires et ségrégationnistes : exactement, au fond, ce que tous cherchaient à l’époque à obtenir. Cette conjonction d’intérêts sera grosse de conséquences à partir des années 1980. Ce moment historique est encore largement à écrire...

Texte et dessins (c) Jean-François Paillard - 18 mars 2010

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à voir :
Les phases de l'immigration portugaise
Faire l’histoire des grands ensembles. Bibliographie 1950-1980
lgrands ensembles - PDF

D’ici quelques mois, je publierai un long article sur l’histoire des grands ensembles en France...

Retour en images sur le bidonville de Nanterre | Rue89
http://www.joseph-wresinski.org/IMG/pdf/Gastaut.pdf
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voir aussi :

spécial 
consommation 
de masse 
.

déjà paru :

 > le salon des arts 
ménagers 

> l’invention de l’hyper
marché 

> l’épopée du nylon 

> l’histoire des
 congés payés 

> l’avénement des loisirs de masse

> interview de Jean Baudrillardhttp://classiques.uqac.ca/classiques/villerme_louis_rene/tableau_etat_physique_moral/tableau_etat_physique_texte_utilise.htmlhttp://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/pop_0032-4663_1991_num_46_5_3742http://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9rard_Noirielhttp://www.assemblee-nationale.fr/sycomore/fiche.asp?num_dept=2696http://centre-histoire.sciences-po.fr/centre/groupes/immigration.htmlhttp://www.coffret-immigration.com/download.php?f=brochure-coffret.pdfhttp://barthes.ens.fr/clio/revues/AHI/ressources/biblios/biblioHQI.htmlhttp://barthes.ens.fr/clio/revues/AHI/ressources/biblios/invxeno.htmlhttp://centre-histoire.sciences-po.fr/centre/groupes/immigration.html#10dec2002http://livepage.apple.com/http://www.editions-belin.com/ewb_pages/f/fiche-article-l-immigration-dans-les-textes-3495.php?lst_ref=1http://www.alliancefr.com/actualite/antisemitisme/auschwitz_60/Vichy_et-les_juifs.htmlhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Lois_contre_les_Juifs_et_les_%C3%A9trangers_pendant_le_r%C3%A9gime_de_Vichyhttp://aphgcaen.free.fr/blois/etrangers2.htmhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Plan_Marshallhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Abdelmalek_Sayad../../2009/12/28_poeme_video_2_plan_masse.html../../2009/12/28_poeme_video_2_plan_masse.htmlhttp://barthes.enssib.fr/clio/revues/AHI/articles/volumes/volovitch.htmlhttp://editions.ens-lsh.fr/simclient/consultation/fiche/view.asp?INSTANCE=ENSEDITIONS&EID=CATALOGUE_144&FORM=0http://i.ville.gouv.fr/divbib/doc/GrdsEnsembles.PDFhttp://www.rue89.com/2009/03/21/retour-en-images-sur-le-bidonville-de-nanterrehttp://www.joseph-wresinski.org/IMG/pdf/Gastaut.pdf../../2009/1/17_conso_1.html../../2009/1/17_conso_1.html../../2009/1/18_conso_2.html../../2009/1/18_conso_2.html../../2009/2/5_conso_3.html../../2009/2/14_conso_4.html../../2009/2/14_conso_4.html../../2009/5/11_conso_5_loisirs_de_masse.html../../../../baudrillard.htmlshapeimage_3_link_0shapeimage_3_link_1shapeimage_3_link_2shapeimage_3_link_3shapeimage_3_link_4shapeimage_3_link_5shapeimage_3_link_6shapeimage_3_link_7shapeimage_3_link_8shapeimage_3_link_9shapeimage_3_link_10shapeimage_3_link_11shapeimage_3_link_12shapeimage_3_link_13shapeimage_3_link_14shapeimage_3_link_15shapeimage_3_link_16shapeimage_3_link_17shapeimage_3_link_18shapeimage_3_link_19shapeimage_3_link_20shapeimage_3_link_21shapeimage_3_link_22shapeimage_3_link_23shapeimage_3_link_24shapeimage_3_link_25shapeimage_3_link_26shapeimage_3_link_27shapeimage_3_link_28shapeimage_3_link_29shapeimage_3_link_30shapeimage_3_link_31

jeudi 18 mars 2010

 
 

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