un heros 4 formule1
un heros 4 formule1
Un héros / 4 / Formule1
La boîte est restée quelque temps sur ma table. Pas longtemps. Une dizaine de jours, tout au plus. Le temps d’ouvrir la boîte. De feuilleter les paperasses qu’elle contenait. D’en lire une poignée. D’opérer quelques recoupements. D’effectuer pendant trois ou quatre jours des recherches documentaires. A la bibliothèque municipale. Sur Internet. Chez mon ami Sutter. Dans mes propres tas de bouquins. Mes murailles de Chine. De couvrir quelques feuilles de notes. De rêvasser. D’élucubrer. D’échafauder. D’en toucher deux mots à Sutter. Avant de remettre tout cela dans la boîte. De remiser la boîte dans un coin de la pièce. Le coin sombre protégé par une bâche en plastique. Celui où j’entasse mes propres archives. Me promettant d’y revenir un jour. De saisir cette occasion pour ranger un peu ce coin. Tous ces livres. Ces papiers. Ces bibelots. Ces traces. Ces cadavres. Capharnaüm ! Foutre tout ça en l’air moi, avais-je dit à mon ami Sutter. Hop ! La thérapie par le vide. On s’encombre, je m’encombre, tu t’encombres... Sutter hochant la tête en buvant sa bière. Il était d’accord, évidemment. La troisième ou quatrième bière de cet après-midi maussade. Qui n’est pas d’accord, lorsqu’il est question de faire le Grand Ménage? C’était après qu’il m’avait dit : toi aussi tu devrais sortir un peu de ton trou. Je veux dire rencontrer du monde. A s’encroûter comme ça, on va finir par tourner zinzin tous les deux…
Rencontrer du monde. Pas une si mauvaise idée, ça. En dehors des gens qu’on connaît déjà, bien sûr. Le petit groupe. Tout le monde à son petit groupe. Son cercle assigné. Le mien se compte sur les doigts d’une main. Corinne. La taupe. François. Sutter - Sutter qui boit trop. Sutter qui fume trop. Va finir par attraper une saloperie, c’est moi qui te le dis. Sutter prêtant une oreille distraite à la lecture que je lui fais d’une lettre. Une lettre écrite à la plume Sergent-Major. Au fin papier jauni, rigide. Elle est dans ma main, cette lettre. Ma main qui tremble un peu. Ecoute ça, Sutter. Mon grand-père a reçu ce pli pendant sa période d’incorporation à la légion. Pour une fois, la missive ne vient ni de sa mère ni de ses frères. C’est la lettre d’un ami. Un certain Charly. « Ton ami Charly », comme il est écrit. Tiens, regarde. Au bas de la lettre... Drôle de graphie, non ? Ce « t » qui ressemble à un « m ». Ce « h » qui m’a tout l’air d’un « s »…
La lettre est expédiée de Sainte-Croix, Suisse. Datée du 29 novembre 1918. Imagine qu’à cette époque, le grand-père a 24 ans. Il s’est barré de chez lui, figure-toi. Il a fui son pays. Il est passé en France. Il s’est engagé dans la légion… ça tu me l’as déjà dit, soupire Sutter. Attends, je te lis : « Je crois que c’est moi qui t’ai serré la main le dernier à Yverdon, écrit-t-il au grand-père. Je m’en rappelle comme si c’était hier…» La suite est plus intrigante encore : « Tu ne devineras jamais où j’étais quand j’ai reçu de tes nouvelles. J’étais au service à Granges (Soleure).Tu auras sans doute appris le cheni qu’on a eu en Suisse… » Le ‘service’, c’est le service militaire que les Suisses effectuent par périodes de plusieurs semaines à plusieurs mois dans l’année. Quant au ‘cheni’, Sutter, ça veut dire le ‘bordel’ en suisse romand. Mais écoute la suite : « La grève générale était déclarée pour le lundi 11, à minuit. A quatre heures de l’après-midi les ordres arrivent. La 1ère division est mobilisée. Elle doit être le jour même à huit heures du soir sur les places de rassemblement… On est arrivé par le train de cinq heures. On a dû remettre à l’ordre toute cette bande de sauvages. Il y a eu quatre tués. Dommage que nous n’ayons pu mettre un zéro derrière ce chiffre. ça peut encore venir... On espère pouvoir venger nos grippés. Plus de 3000 malades sont restés à Bienne dans les lazarets. On y compte jusqu’à 28 à 30 décès par jour. C’est épouvantable ! Dans un journal socialiste, ‘La sentinelle’, un article disait que les soldats morts de la grippe espagnole vengeaient les travailleurs. Bande de cochons! » Tu entends ça, Sutter ? Dans la même lettre, on parle des grèves de novembre 1918, des tués de Granges, de la grippe espagnole... C’est incroyable, non ?
Mouais, marmonne Sutter. Qui me regarde d’un sale œil. Sutter qui écrase un rôt contre son poing. Sutter qui plisse son front, creuse ses joues, frippe les commissures de ses paupières tombantes - Sacrée vieille pomme ridée de Sutter qui finit par me dire : à mon avis ce n’est pas le moment, mais alors pas le moment du tout, mon vieux. Franchement, tu devrais profiter de l’accalmie pour t’oxygéner. Sortir de ta tanière. Voir du monde. Je ne sais pas moi. Essayer de rencontrer quelqu’un… Tu t’encroûtes, Jean-Luc. Je te le dis d’autant plus sincérement que je vois bien que m’encroûte aussi. A s’encroûter comme ça, on va finir par tourner complètement zinzin tous les deux...
Là-dessus, il y a eu ce coup de fil de l’agence. C’était Bourdarel. La voix enjouée de Bourdarel : Salut Jean-Luc ! Ça va comme tu veux, mon ami ? Dis-donc, quel temps fait-il chez toi ? Ici, c’est pluie, pluie, pluie. Bien. Ecoute ça. J’ai un boulot pour toi... Le cauteleux Bourdarel et sa voix flûtée m’enjoignant de lui pondre sous deux semaines un rapport circonstancié. Net et précis. Clair et synthétique. Un rapport de plus quoi : comme je sais que tu sais le faire, me dit Bourdarel sur un ton qui me fait faire le geste de le battre comme plâtre. Sutter pousse un rot approbateur. Je saisis un bloc note. J’attrape un crayon : je t’écoute Boudarel. Il s’agit cette fois-ci d’immobilier. Il faudra aller à Dijon. A Soissons. A Montpellier. Tu devras te documenter sur la loi Scellier. Les prêts à taux zéro. Vérifier discrètement où en sont certains établissements… La voix de Boudarel baissant d’un ton : tu approcheras le service des prévisions de Naxis… Ils te donneront des noms… Accompagnés de deux trois choses confidentielles à connaître… Je t’envoie un mail par la procédure habituelle... Dix feuillets, pas plus... Cinq tableaux chiffrés... Des totaux… Des sous-totaux... Pourcentages... Moyennes… Ecarts-type... Bourdarel soudain gai : vu l’arbre en boule ? Déjà sérieux : on t’a réservé cinq nuits d’hôtel. Froid même : je préfère te prévenir, le budget est serré. Presque peiné : Ce sont tous des Formule 1.
(à suivre)
samedi 20 mars 2010
un
héros
jean-françois paillard
Chant premier : Encheirogaster
Ut Cyclopea euersa manibus saxa nostris concidant…